L’exemple du brossage des dents

Pour faire suite à mon dernier article, Cet handicap autrefois invisible, je viens vous donner un exemple décortiqué d’une difficulté quotidienne: le brossage des dents.

Deux fois par jour minimum cette difficulté revient. Et à 14 ans, mon implication dans la tâche n’est pas encore de l’histoire ancienne.

Nous avons brossé ses dents bien au-delà de l’âge permis aux parents de le faire. Il faut bien viser l’autonomie, mais parfois il faut aussi choisir ses batailles.

Quelle tâche complexe le brossage des dents! Ça les parents d’enfants «normaux» le savent aussi. Tenir adéquatement la brosse à dents, faire le bon mouvement de haut en bas et de bas en haut comme dans Passe-Partout, faire les rangées de dents dans l’ordre: extérieur, dessus, intérieur. De la répétition, de la mémoire à court terme, de la dextérité. Tout ça s’acquiert avec de la pratique; en quelques années, le tour est joué.

La dyspraxie empêche la tâche de devenir automatique. Le geste que la main doit faire pour nettoyer de haut en bas et de bas en haut ne devient pas automatique. Déjà que le geste de haut en bas et le geste de bas en haut sont différents, totalement. Le poignet ne tourne pas dans le même sens. Déjà que le même mouvement de haut en bas pour les dents d’en avant et et les dents d’en arrière n’est pas identique. Le poignet n’est pas orienté dans le même sens. Déjà que de faire l’intérieur des dents demande un mouvement de miroir assez complexe à comprendre. Voilà décortiquée ainsi, la tâche vous paraît-elle plus énorme? Pas encore? Alors continuez la lecture.

Le cerveau d’un dyspraxique visuo-spatial, comme mon fils,  fonctionne de façon aléatoire lorsqu’il doit y avoir déplacement dans un espace. C’est à dire qu’au lieu de scanner un espace ligne par ligne, colonne par colonne, de façon organisée et logique, le dyspraxique effectue le déplacement dans tous les sens, sans ordre, repassant aux mêmes endroits plusieurs fois et laissant d’autres endroits complètement inexplorés. Transférons cette nouvelle connaissance dans la bouche lors du brossage des dents et le dyspraxique peut brosser certaines dents plusieurs fois et d’autres jamais. Et les dents qui seront brossées le plus souvent sont celles qui sont accessibles de façon confortable par le brosseur et non celles qui demandent une gymnastique particulière réfléchie d’avance. Certaines dents seront près du déchaussement alors que d’autres seront entartrées totalement. Non ce n’est pas tout. Continuez la lecture.

Lors d’un travail de statistique, théoriquement il y a autant de chance que le dé arrive sur le six que sur le trois. Et pourtant dans la pratique, sur 6 lancers certains chiffres sortiront deux-trois fois et d’autres aucunement. Alors pour montrer que le schéma théorique est vrai, on augmente l’échantillon de lancers et, plus on lance, plus on réussit à se rapprocher du schéma théorique. Comme les déplacements dans la bouche du dyspraxique sont aléatoires, théoriquement chaque recoin devrait être visité une fois. Mais comme dans la pratique, ce n’est pas le cas, augmenter le temps de brossage favorise que la main se rende presque partout au bout du brossage. Lorsque notre garçon est devenu trop grand pour que l’on brosse ses dents nous-mêmes (9-10 ans…), nous lui avons acheté un sablier d’une minute qu’il tourne une fois. La durée de son brossage est donc de deux minutes. Ce qui est long, bien plus long que la moyenne des brossages de la plupart des gens.  Très long, essayez-le. Mais avant de l’essayer, continuez votre lecture.

Tout ça est une recette, une accumulation de gestes et de stratégies statistiques pour réussir à faire un brossage autonome quasi-acceptable. Maintenant ajoutons à cette recette gestuelle le côté humain. Le côté que je n’ai pas devant moi un robot qui exécute mal, mais bien un enfant parfois mal dans sa peau de ne pas réussir et, un peu plus tard, un ado toujours aussi mal dans sa peau car ne pouvant partager ces difficultés au risque de se faire rire de lui. Le côté que j’ai aussi tout simplement un enfant entre les mains, un enfant qui n’exécute pas toujours exactement ce que l’on souhaite parce qu’il est un enfant. Un enfant dans la lune, un enfant qui oublie, un enfant qui joue, un enfant qui niaise, un ado qui tient tête, un ado qui veut décider pour lui-même, un ado qui s’oppose, un ado qui se néglige.

Brosser deux minutes c’est long finalement? L’avez-vous essayé? Alors pendant que maman ne regarde pas, je vais tourner le sablier plus vite que prévu, ça va finir plus vite. Alors pendant que maman ne regarde pas l’heure, je ne vais pas tourner le sablier, cela écourtera le temps. Pour lui, que nous imposions un sablier est une punition. pour nous c’est un outil pour vivre une réussite d’autonomie. Irréconciliable. Il va devoir apprendre à vivre avec ses difficultés et apprendre à accepter d’utiliser des outils facilitants. Mais pour ce faire, il devra surtout apprendre à piler sur son orgueil et accepter qu’il soit différent.

Pour notre situation personnelle, comme la dyspraxie vient souvent avec autre chose, les nombreux autres diagnostics viennent obligatoirement compliquer le portrait. De l’opposition, de l’impulsivité, de la fatigue par manque de sommeil, de l’énervement, de l’agressivité, du déni, de la dépression, de l’excitation, du stress… Ces émotions compliquent le quotidien de n’importe quel enfant, elles sont aussi présentes chez un enfant dyspraxique.